Camille Circlude

2025

Affects et émotions
dans le design graphique

Love & Rage,
au-delà de l’esthétique

Introduction

Le fil conducteur de ce texte se déploie autour de l’idée d’affect comme force motrice de création en design graphique. Cette vision personnelle du design graphique est traversée par des émotions qui le rendent politique et situé — qu’il s’agisse de colère, d’amour, de soin ou de joie militante. En ce sens, l’affect agit comme moteur relationnel : il lie, bouleverse, organise des alliances esthétiques et politiques — ce que Sara Ahmed nomme une « orientation affective1», c’est-à-dire une manière pour les corps et les signes de se tourner les uns vers les autres dans un espace social. Le design graphique, ainsi affecté et affectant, devient un terrain de création mouvant, traversé de tensions, de plaisirs, de colères : une zone où l’amour et la rage coexistent.

Ma pratique s’inscrit à l’intersection du design graphique, de la typographie post-binaire, de l’enseignement et de la recherche. Elle se déploie dans un mouvement fluide entre création, transmission et réflexion critique, en suivant une logique d’affinité. Ce tissage s’ancre dans un réseau d’alliances choisies et/ou partielles, de complicités sensibles et de dynamiques collectives.

Dans cet article, je me concentrerai sur des projets qui échappent au cadre traditionnel de la commande en design graphique. Ces créations, issues d’initiatives pour la plupart collectives, m’ont permis d’explorer des formes d’expression plus libres, affranchies des contraintes habituelles imposées par les commanditaires. Cette démarche s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle du designer graphique dans la société. En m’éloignant ici de la dynamique de la commande — que je pratique au sein du studio Kidnap Your Designer — je cherche à interroger les possibilités d’un design graphique permettant de nouvelles représentations, motivées par des engagements personnels et des dynamiques collectives, plutôt que par des attentes externes. Cette exploration me conduit à reconsidérer les relations entre le designer, le commanditaire et le public, et à imaginer de nouvelles modalités de création graphique, plus en phase avec mes convictions et mes aspirations. L’économie de ces productions est précaire, émanant d’invitations aux budgets modestes, de bourses ou de subventions. C’est l’articulation entre mes différentes pratiques graphiques qui permet ce fragile équilibre. Je mesure que cette liberté de création repose sur des conditions matérielles difficiles à mettre en place pour tout designer graphique.

Ce texte est jalonné de productions typo·graphiques dont l’élan créatif est porté par l’amour, la rage — ou la tension entre les deux. Deux forces, souvent perçues comme opposées mais que je refuse de penser en termes binaires. L’une comme l’autre me traversent, se croisent, s’infiltrent, nourrissent mes engagements et mes formes graphiques. La rage naît face aux violences systémiques, aux normes excluantes, aux récits dominants — elle me pousse à déconstruire, à questionner, à réinventer ma pratique du design typo·graphique. L’amour, lui, soutient, relie, crée des espaces d’écoute, de soin, d’invention collective. Ensemble, dans leurs interactions poreuses, mouvantes, non hiérarchiques, ils constituent des vecteurs d’attention, de résistance et de désir. Ils animent un geste graphique qui cherche autant à faire rupture qu’à faire lien.

 

Camille Circlude, Iel te dit je t’aime, 2018-2025.
Camille Circlude, Iel te dit je t’aime, 2018-2025.

Iel te dit je t’aime

Avec le projet Iel te dit je t’aime, j’interpelle les dessinateur·ices de caractères. L’intervention typographique consiste en l’ajout d’un seul glyphe « iel » dans des fontes déjà existantes, en licences libres ou propriétaires. La multiplication de ces interventions vise à inciter les nombreux·ses dessinateur·ices de caractères, y compris celle·ux a priori moins sensibles à ces problématiques, à prendre conscience des enjeux de la typographie post-binaire et à étendre leurs jeux de caractères. La typographie inclusive, non-binaire, post-binaire fait usage de nouveaux caractères typographiques, principalement sous la forme de nouvelles ligatures (i·e , l·e, f·e, x·se, r·e, f·v…). Elle utilise également des signes typographiques existants en les détournant de leurs usages premiers (*, @, ә) afin de débinariser la langue française particulièrement genrée.

Cette interpellation avec un message positif d’amour est aussi une intrusion, un abordage comme stratégie de perturbation douce, voire pirate. En insérant cette ligature dans des systèmes typographiques souvent normatifs, j’invite à porter attention à l’apparente neutralité de la typographie qui est en réalité traversée de normes culturelles, linguistiques et politiques.
Il s’agit là d’une forme d’adresse affective : dire « je t’aime », en réaffirmant l’existence d’identités souvent effacées de la langue (le tout avec une pointe d’humour et de kitsch puisque la phrase fait écho, pour celle·ux qui s’en souviennent, à la ballade sentimentale des années 80 Mon cœur te dit je t’aime de Frédéric François). Le projet illustre la manière dont les expérimentations typographiques peuvent devenir des gestes d’amour, de soin et de reconnaissance – pollinisant ainsi les outils mêmes du design d’une charge affective et politique. Iel te dit je t’aime active cette dynamique en rendant l’affect visible. Cette démarche entre en résonance avec bell hooks, qui décrit l’amour comme une pratique active de transformation2 capable de briser les logiques de domination patriarcales et binaires. Le glyphe « iel », glissé dans les interstices d’une fonte, incarne ainsi un geste d’amour militant, un point d’appui pour reconfigurer les possibles typographiques. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter un signe, mais de faire émerger un espace pour des subjectivités souvent absentes du champ typographique — une invitation à repenser le signe typographique comme un territoire politique.

C’est grâce au réalisateur Dominique Lohlé que j’ai entamé une relation toute particulière avec ce slogan : Love & Rage. Collègue à l’erg (École de Recherche Graphique, Bruxelles), proche des milieux anarchistes, il signait chacun de ses e-mails de cette formule. À force de la lire, j’ai fini par la faire mienne — presque par contamination affective. RAGE est également le titre d’un film réalisé par Dominique, mêlant rave parties, acid techno, joyeux chaos et instinct de vie. RAGE est aussi un film sur la manière dont on peut répondre à la violence — parfois — par une autre forme de violence. Après le décès bien trop précoce de Dom, ces mots ont pris une densité nouvelle. Je signe mes e-mails à présent de la même façon qu’il le faisait. Les mots Love & Rage se sont ensuite diffusés au sein de la collective Bye Bye Binary, jusqu’à apparaître dans certaines créations3 : une mémoire active, un relais d’affinités, une présence persistante. Vinciane Despret écrit que « les morts ne sont pas absents, ils sont présents autrement » et surtout qu’« ils nous font faire des choses4 ». Dans mon cas, ce slogan en héritage a fait bifurquer ma pratique, m’a relié·e à une généalogie militante et sensible et m’a poussé·e à fabriquer, construire, mettre en forme dans l’élan d’un souvenir vivant.

Love & Rage est en réalité une formule politique et poétique issue de l’histoire des mouvements anarchistes, féministes et queer nord-américains. Popularisée dans les années 1990 par le collectif Love and Rage Revolutionary Anarchist Federation, cette devise affirme un double attachement : l’amour pour la justice, la communauté et la liberté ; la rage contre l’oppression, le racisme, le patriarcat et le capitalisme5. Aujourd’hui ce slogan est également utilisé, entre autres, par le mouvement social écologiste international Extinction Rebellion.

Repris dans les luttes féministes radicales, queer, décoloniales et anti-institutionnelles, le mot d’ordre Love & Rage incarne une manière d’articuler l’émotion à la politique. Cette articulation n’est cependant pas sans ambivalence. Sara Ahmed interroge l’amour non comme un simple sentiment privé, mais comme un affect socialement et politiquement structurant. Dans The Cultural Politics of Emotion, elle montre que l’amour peut agir comme un puissant mécanisme d’alignement collectif — il génère de l’appartenance, certes, mais peut tout autant exclure celleux jugé·es inassimilables6. Ahmed souligne ainsi les usages réactionnaires de l’amour, notamment dans le cadre de discours nationalistes, familialistes ou xénophobes : les actions qui sont menées au nom de l’amour de la nation, de la tradition, de la culture servant à justifier des frontières et des exclusions.

Face à ces instrumentalisations, Ahmed appelle à se méfier de l’amour comme fondement d’un projet politique : « There is no good love that, in speaking its name, can change the world into the referent for that name. » L’amour, même bien intentionné, vient toujours avec ses propres conditions d’inclusion et d’exclusion. Elle propose alors de déplacer notre attention vers une solidarité affective — une forme d’engagement émotionnel basé sur des sentiments mutuels de soin et de préoccupation, où chaque individu s’attend à ce que l’autre se comporte de manière à ce qu’il se sente reconnu et confirmé en tant qu’être concret, avec des besoins et des capacités spécifiques. Elle reprend ce concept de la philosophe politique Jodi Dean7 qui a également théorisé le concept de solidarité réflexive, une autre approche qui reconnaît et intègre l’ouverture au conflit, la dissension et la possibilité de se tromper. Cette approche insiste sur la nécessité d’une ouverture à la différence permettant aux désaccords de devenir le fondement même de la connexion entre individus.

Mais alors, ne devons-nous plus croire en l’amour ? Comme le dit Ahmed : « If love does not shape our political visions, it does not mean we should not love the visions we have8 ».

Dans cette conception, aimer un projet politique ne revient pas à en nier les limites, mais à investir dans ses potentialités, tout en restant critique quant à ce qu’il produit.

Dans une perspective similaire, c’est le potentiel transformateur qu’explore bell hooks dans All About Love, où elle conçoit l’amour comme un acte de résistance : une pratique consciente, politique et réparatrice, qui rompt avec les hiérarchies affectives et les violences normalisées9. Théoricienne féministe, autrice et militante afro-américaine, bell hooks a consacré son œuvre à penser la domination et les liens entre race, genre et classe, en mettant l’accent sur l’importance de l’amour, du soin et de la communauté dans les luttes de libération. Chez hooks, l’amour devient le verbe aimer, le moyen actif de repenser nos relations à l’autre dans une optique radicalement émancipatrice et anticoloniale, c’est une volonté de s’étendre soi-même, de mélanger soin, affection, reconnaissance, respect, engagement, confiance, honnêteté et communication ouverte.  À condition, peut-être, de ne jamais le détacher d’une éthique du doute et de la vigilance, telle que la formule Ahmed, pour éviter les écueils de la fausse bienveillance, l’amour charitable et de prétendus bons sentiments qui maintiennent les relations de pouvoir en place.

Et du côté de la rage ? Dans de nombreux contextes, l’expression des colères minoritaires — en particulier celles portées par des personnes trans, racisées, précaires — se heurte à une exigence normative de retenue émotionnelle. Les personnes bénéficiaires de privilèges cis, blancs ou bourgeois ont souvent les moyens, et parfois l’intérêt, de contrôler les émotions, silencier les colères, discipliner la rage. Ce processus de régulation affective prend fréquemment la forme d’une injonction à la bienveillance, qui devient alors un outil de maintien de l’ordre. « Nous ne sommes pas tous·tes capable de bienveillance dans toutes les situations. Nous n’avons pas tous·tes accès à la capacité de produire un discours de colère audible et policé. […] L’incitation perpétuelle à éteindre sa colère revient à éteindre nos vécus et corporalités, et ce mécanisme hégémonique ne sert qu’à silencier les victimes10. »

En ce sens, revendiquer la rage — non pas comme perte de contrôle, mais comme forme de savoir situé et de résistance incarnée — devient un acte politique autant qu’un geste réparateur.

Camille Circlude et Tristan Bartolini, Le génie isolé, exposition Batailles typographiques, Festival Extra ! #6, Centre Pompidou (Paris, FR), 120 × 160 cm, impression jet d’encre, 2022.

Le génie isolé

🔥Dans le cadre du Festival Extra ! #6 au Centre Pompidou en septembre 2022, la collective Bye Bye Binary présente une série de neuf affiches pour l’exposition Batailles typographiques, conçues par des duos issus de la collective ou invité·es. Ces affiches agissent à la fois comme spécimens d’expérimentations typographiques post-binaires et comme manifestes graphiques des colères qui traversent la collective. Parmi elles, j’ai réalisé l’affiche Le génie isolé en collaboration avec Tristan Bartolini qui répond à une blessure collective. En 2020, un article de presse avait attribué à Tristan l’invention de la « première typographie inclusive », passant sous silence le travail collaboratif et antérieur de Bye Bye Binary et de biens d’autres dessinateur·ices11. Tristan n’avait eu de cesse de rétablir la chronologie des travaux et d’atténuer les effets en cascade qui ont suivi la publication mal renseignée de la Tribune de Genève, mais l’article s’était propagé malgré lui dans de nombreux médias. Cette narration médiatique avait effacé les dynamiques collectives au profit d’une figure de « génie isolé », réactivant des logiques patriarcales de l’histoire de l’art.

Quelques années plus tard, le contexte de cette exposition pour le Festival Extra ! était tout trouvé pour inviter Tristan à participer avec nous et revenir ensemble sur cet épisode et boucler la boucle. Cette affiche a pris la forme d’une réponse graphique rageuse, ironique et jubilatoire pour révéler les distorsions historiques. Les recherches en typographies post-binaires émanent d’une longue lignée d’interventions grapho-linguistiques dont nous héritons et non d’un « don tombé du ciel » comme le mentionne l’affiche. Le texte insiste sur l’aspect collectif du mouvement mené par une « meute de typo·graphistes fameux·ses ». Dans ce contexte, la colère devient une énergie créative, un outil critique et un vecteur de recomposition symbolique pour contester les narrations dominantes et revendiquer des histoires invisibilisées.

Bye Bye Binary (H·Alix Sanyas & Camille Circlude), Hétéroflics lâchez-nous le passing, MUDAC (Lausanne, CH), 100 × 150 cm, impression par sublimation sur tissu, 2021.

Hétéroflics lâchez-nous le passing

🔥 Lors de l’exposition collective Subversif·ves, graphisme, genre & pouvoir au Mudac, j’ai eu l’opportunité de collaborer avec H·Alix Sanyas au sein de Bye Bye Binary sur un drapeau intitulé Hétéroflics lâchez-nous le passing. Cette pièce incarne une rage brute, celle née de l’exaspération face à l’incessante pression des normes de genre. Nous adressons une critique des attentes imposées par la société concernant le « passing », un terme qui désigne la capacité d’une personne à être perçue comme appartenant à un genre. Le « passing » suppose donc un contrôle social constant sur l’apparence physique, comme une forme de validation ou d’invalidation, dictée par les normes binaires du régime de la différence sexuelle, ce qui peut s’apparenter à une police du genre. Le message est clair : lâchez-nous le passing telle une demande de liberté, de refus d’un contrôle physique et identitaire imposé par une société cis-hétéro-normative et ces bio et nécropolitiques. La colère réactive une force de résistance, non pas pour répéter un ressentiment, mais pour construire un espace d’affirmation et d’indignation, où la rage se transforme en un acte esthétique et politique redéfinissant nos rapports au monde. Comme le note Sara Ahmed, la colère n’est pas une émotion isolée, mais une « énergie sociale » qui peut permettre de « redéfinir les relations de pouvoir et d’affirmation » dans les sociétés dominées par des normes excluantes12. Comme l’évoque bell hooks, la colère est pour elle une réponse nécessaire aux injustices subies, une colère qui, lorsqu’elle est canalisée, devient créative et réparatrice, nous permettant de repenser nos rapports à la société et aux autres13.

 

Généalogie affective

En m’appuyant sur les écrits d’Isabelle Alfonsi dans Pour une esthétique de l’émancipation, je conçois mon inscription dans le champ du design graphique comme un geste de filiation critique. Alfonsi écrit : « Faire émerger une lignée d’artistes dont on pourrait se revendiquer, c’est aussi prendre le pouvoir sur sa propre narration. C’est refuser d’être assigné·e à une histoire qui ne nous inclut pas14 ». Il ne s’agit pas simplement d’honorer des figures passées, mais d’opérer un travail de mémoire affective : faire apparaître des continuités sensibles, politiques et esthétiques au sein de pratiques souvent marginalisées ou dispersées.

Cette idée de lignée s’inscrit dans une pensée de l’amour comme relation transformatrice, telle que la formule bell hooks. Dans cette perspective, revendiquer des filiations choisies — queer, féministes, collectives — devient une manière d’aimer : d’honorer, de relier, de continuer. Il ne s’agit pas seulement de transmission, mais d’engagement affectif dans une histoire partagée.

Ce que hooks décrit dans un langage politique de l’intime, Lucy Lippard le traduit comme une « géographie des relations affectives » : des cartes où les lieux, les œuvres, les personnes forment un réseau émotionnellement situé15. Repenser sa place dans une histoire de l’art ou du design graphique, c’est donc aussi se situer dans un territoire affectif, peuplé de présences choisies, de solidarités esthétiques, et de résistances discrètes.

Ce tissu relationnel devient un support autant qu’un moteur de création. Dans le champ du design graphique, il peut ouvrir la voie à une pratique située, affective, en rupture avec les récits d’autonomie, de neutralité ou d’universalité qui dominent encore largement les formations et les discours.

 

Bye Bye Binary (Eugénie Bidaut & Camille Circlude), Un·e mond·e nouvelle·au, Department of French, Library (Berkeley, USA), 100 × 150 cm, impression par sublimation sur tissu, 2023. D’après Les Guérillères de Monique Wittig, 1969. Photo © Camille Circlude.

Un·e mond·e nouvelle·au

❤ Dans cette cartographie affective et politique, l’œuvre de Monique Wittig — à laquelle j’ai été introduite grâce au club de lecture de Roxanne Maillet — occupe une place de choix. Je me sens héritièr·e de sa pensée et de ses expérimentations littéraires, notamment de La Pensée straight, où elle démonte les structures hétérosexuelles qui organisent le langage, le récit et le pouvoir¹. Mais c’est aussi à travers ses choix pronominaux — comme le pronom « on » dans L’Opoponax — que Wittig m’inspire, jusque dans ma pratique du design typographique. Car c’est là que s’opère un déplacement fécond : en prolongeant sa critique du genre dans l’espace graphique, le pronom devient non seulement une figure linguistique mais un objet plastique, un signe à détourner, à redessiner, à coder.

C’est dans cet esprit que nous avons réalisé, avec Eugénie Bidaut, le drapeau Un·e mond·e nouvelle·au en 2023, à l’occasion des vingt ans du décès de Monique Wittig. Ce projet, porté par la collective Bye Bye Binary, fait partie d’une série de trois drapeaux exposés au Department of French de l’Université de Berkeley et au centre d’art et de recherche Bétonsalon à Paris. Dans notre proposition, nous avons infiltré le texte Les Guérillères en remplaçant les « elles » par des « iels », composés avec des ligatures issues du caractère typographique BBB Baskervvol. Il ne s’agit pas de dénaturer la force du texte de Wittig en insérant du masculin (ils) dans le féminin (elles), mais au contraire de participer à l’abolition des genres dans le langage, entreprise que Wittig n’a cessé de mener pour permettre à « un·e mond·e nouvelle·au » de commencer.

Le pronom peut devenir drapeau. La typographie, comme le langage, peut porter des désirs d’émancipation. Et que cette lignée avec Wittig, loin d’être une simple référence, constitue une transmission affective et politique, un relais.

 

Catalogue des usages des fontes post-binaires

❤  À la croisée de l’attention graphique et du geste affectif, nous avons mené en 2023, grâce à une subvention du Fonds de la Recherche en Art, un projet d’archives collectives autour des usages des fontes post-binaires. Avec Enz@ Le Garrec, Sophie Vela et Laure Giletti, nous avons constitué un catalogue rassemblant plus d’une centaine de documents imprimés — affiches, spécimens, fanzines, tracts, objets éditoriaux, marbres — qui témoignent de la diversité des pratiques graphiques ayant intégré des signes typographiques post-binaires. Ce travail de collecte, accessible sur typo-inclusive.net, ne relève pas d’une volonté de classification exhaustive ou d’un archivage neutre. Il s’agit d’un geste de soin, d’attention portée à chaque forme, à chaque usage. Chaque document a été scanné, légendé, indexé avec minutie.

Ce projet a été traversé par une forme d’amour — pour les traces graphiques que nous avons rencontrées, pour les personnes qui les ont produites, pour les circulations parfois discrètes de ces signes dans les marges des usages typographiques. Le catalogue ouvre un espace de transmission vivant, sensible, évolutif. Il s’ancre dans une tradition d’archives situées, comme le Queer Zine Archive Project, lancé en novembre 2003 dans un effort de préserver les fanzines queer et de les rendre accessibles aux autres queers, chercheurs, historien·nes, punks, et toute personne intéressée par l’édition DIY et les communautés queer underground. Dans cette perspective, on peut aussi rapprocher ce travail de la démarche de Paul Soulellis, qui conçoit l’archivage queer comme un acte affectif et critique — une « forme éditoriale queer » attentive aux récits mineurs, à la fragilité des traces, et à la performativité de leur mise en circulation16.

Les documents rassemblés dans le catalogue des usages des fontes post-binaires ne sont pas exclusivement queer ou militants. Ils témoignent d’une pluralité d’approches, de motivations, de contextes, reflétant la richesse et la complexité des appropriations possibles. À travers ce projet, c’est une mémoire affective des gestes typographiques que nous avons voulu faire émerger — une mémoire qui n’impose pas une lecture unique, mais qui permet de reconnaître, de relier, de transmettre.

Liefhebben in het Nederlands

❤  Les gestes graphiques que je développe s’ancrent souvent dans des relations situées, traversées d’affects et d’échanges quotidiens. C’est ainsi, dans le sillage d’une relation amoureuse — relation marquée par le partage d’un quotidien, de langues, de lectures, de luttes — que j’ai été amenée à m’intéresser aux enjeux linguistiques du néerlandais. Cette langue, que je ne maîtrise pas mais que je côtoie intimement, m’a confronté·e à d’autres régimes grammaticaux, d’autres impensés du genre. Porté·e par les conversations avec maon partenaire, Amber Vanluffelen, artiste, performeur et visual editor du magazine Rekto Verso, nous avons entamé un travail de recherche et de création autour de symboles typographiques post-binaires adaptés à la langue néerlandaise. Cette recherche, portée ensuite plus largement avec Bye Bye Binary a trouvé des formes publiques, notamment à travers des collaborations avec des institutions néerlandophones telles que le Beursschouwburg et le Kaaitheater à Bruxelles. Le travail s’est également élargi grâce aux contributions de la linguiste Vief Cornelissen et de læ poète et traducteurice neneh noï, dont les apports ont permis d’ouvrir le projet à d’autres perspectives linguistiques, critiques et situées. Ce processus, bien qu’inscrit dans une dynamique collective, résonne avec ce que Sara Ahmed écrit :« nous faisons ce que nous faisons parce que certaines choses nous touchent, nous émeuvent, nous mettent en mouvement17 ». La langue devient ici un lieu d’attention et d’invention, un terrain où se négocient à la fois l’intime et le politique.

Écrire en feu

🔥 La rage constitue souvent pour moi le déclencheur d’une prise de parole. C’est une colère située, collective, transformatrice — non dirigée contre des individus mais contre des systèmes, des structures, des institutions qui perpétuent des formes de violence symbolique, de marginalisation ou d’appropriation. Cette rage alimente une pratique d’écriture de textes qui naissent souvent à l’occasion de tensions, de conflits, de frictions, et visent à documenter, contester et transformer. C’est ainsi que j’écris, avec une contribution additionnelle de Félixe Kazi-Tani, un premier manifeste adressé aux institutions qui invitent la collective. L’un des passages résume avec force le refus de toute récupération : « BYE BYE BINARY n’est pas une couche de vernis queer sur la merde qui nous entoure18. Bye Bye Binary n’est pas à votre service. Bye Bye Binary n’est pas que fonctionnelle. Bye Bye Binary est Love & Rage ». Plus qu’un simple kindly reminder, c’est une manière de poser une ligne de crête politique, de revendiquer la densité d’une parole minoritaire et ses conditions d’accueil.

 

Bye Bye Binary n’est pas une couche de vernis, Manifest. Camille Circlude, 3 September 2021, BNM, Marseille. Augmented version, 18 September 2021 by T*ƒélixe Kazi-Tani, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris.
Bye Bye Binary n’est pas une couche de vernis, Manifest. Camille Circlude, 3 September 2021, BNM, Marseille. Augmented version, 18 September 2021 by T*ƒélixe Kazi-Tani, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris.

Ce manifeste Ces colères qui nous honorent, accompagné d’un texte écrit avec Axxenne et Enz@ Le Garrec, a été publié dans la revue Festina Lente19. Il répondait à des formes d’invisibilisation, d’appropriation ou de négligence. Ce manifeste égrène avec une lucidité douloureuse une série de situations vécues, concluant chaque fois par une formule qui agit comme un mantra qui se veut réparateur : « Notre colère nous honore ». La colère devient ici une forme d’auto-légitimation politique et affective, un refus de l’effacement et de la dépossession.

Bye Bye Binary, I·El est la·e plus britllant·e pour aller danser, Fanzine, Marseille, Ballet National de Marseille, 2021. Zoom sur une double page intérieure du fanzine reprenant un texte de Camille Circlude. (Reprographie : Eugénie Bidaut)

Conclusion

Love & Rage demeurent aujourd’hui des forces affectives et politiques qui orientent mes engagements et mes choix, y compris dans les zones les plus ténues de la création. Je continue à écouter mon cœur et mes tripes — c’est-à-dire à accorder de la valeur à ce qui surgit de manière intuitive, viscérale, parfois irrépressible — pour poursuivre ce travail de design, d’archivage, de recherche et d’écriture. Une pratique située, traversée de relations, d’alliances partielles, de tensions productives pour ouvrir d’autres voies, d’autres récits, où les formes graphiques peuvent encore être des prises, des refuges, des outils, des cris ou des gestes de soin.

1Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Routledge, 2004, p. 7–11.

2bell hooks, All About Love: New Visions, William Morrow, 2000

3Au moment où j’écris ces lignes, la collective est au travail sur un caractère typographique nommé Love & Rage inspiré par des recherches sur les esthétiques queer, camp et kitsch.

4Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, La Découverte, 2015.

5Love and Rage Revolutionary Anarchist Federation, active entre 1990 et 1998. Voir par exemple le zine Love and Rage: The History of a Revolutionary Anarchist Group, publié par des militant·es du collectif. https://theanarchistlibrary.org/library/wayne-price-a-history-of-north-american-anarchist-group-love-rage

6Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Routledge, 2004.

7Jodi Dean, Solidarity of Strangers: Feminism after Identity Politics, University of California Press, 1996.

8Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Routledge, 2004, p. 141.

9bell hooks, All About Love: New Visions, William Morrow, 2000.

10 Bye Bye Binary (Axxenne, Enz@ Le Garrec & Camille Circlude), « Ces colères qui nous honorent », Festina Lente (Hâte-toi lentement), n°2, La Criée centre d’art contemporain, 2024, p. 64.

11Bye Bye Binary, « La typographie inclusive, un mouvement féministe/queer/trans-pédébi-gouine », Friction Magazine, 24 octobre 2020 [en ligne] : https://friction-magazine.fr/la-typographieinclusive-un-mouvement.

12Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Routledge, 2004, p. 124.

13bell hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, South End Press, 1981, p. 84.

14Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation. Éditions B42, 2019, p. 44.

15Lucy R. Lippard, The Lure of the Local: Senses of Place in a Multicentered Society, New Press, 1997.

16Paul Soulelis, Urgency Reader 2: Queer Archive Work, Library of the Printed Web, 2020.

17Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh University Press, 2004.

18Cette phrase est un clin d’oeil à la phrase « Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. » issue du texte de Virginie Despentes lu le 16 octobre 2020 au Centre Pompidou.

19 Festina Lente (Hâte-toi lentement), n°2, La Criée centre d’art contemporain, 2024.

Camille Circlude

Camille Circlude, author of La typographie post-binaire, is a typo-graphic designer and researcher. They holds a Master’s degree in Gender Studies, is an active member of the Bye Bye Binary collective and works as a graphic designer based in Brussels. They also teaches at the erg (École de recherche graphique, Brussels). Camille Circlude is currently working on a research project, with Enz@ Le Garrec, entitled Typographie post-binaire: recherche sur les usages, les appropriations et la pollinisation des fontes, fundedby the Fonds de la Recherche en Art.

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